[FlashBack] Des bobos encore des bobos~

Dans la vie, il y a les gens badass, ceux qui sont doués en tout, adroits, sportifs, agiles… et puis il y a les autres. Les maladroits, plus communément appelés les boulets. Et clairement, aujourd’hui, je savais à quelle catégorie j’appartenais. Pas que j’en ai doué un jour. J’avais mes talents, mais il fallait que je sois réaliste : tenir sur mes deux jambes n’était pas toujours mon point fort. C’était pourtant un talent assez basique pour les êtres humains, fiers bipèdes, et en théorie, mon format poche me dotait d’un centre de gravité plutôt très bas, tenir debout ça devrait être facile. Bah non. Pas ce jour-là, en tout cas. Je n’avais rien fait d’extraordinaire, vraiment. Rien d’inhabituel. Mais comme on dit, la vie ne tient qu’à un fil, plus encore depuis que cette foutue pluie était tombée pour la première. Un fil entre la vie et la mort. Un fil entre moi, vivante, et moi, en urgence vitale à l’infirmerie.

Bon, j’exagère peut-être un tout petit peu sur l’urgence vitale…

Reprenons du début. Moi, ma chambre, et le joyeux bordel qui régnait dans cette pièce qui me faisait aussi office d’atelier. Entre les tissus et tout mon matériel de couture, les pièces qu’on me demandait de rafistoler qui s'accumulent dans un coin de la pièce, en plus de mes propres affaires, il n’était pas forcément facile de s’y retrouver. Il allait vraiment falloir que j’arrive à trouver une autre solution, car ça allait devenir invivable. L’heure n’était toutefois pas au déménagement. Les toiles de tente des explorateurs avaient besoin de réparation afin de s’assurer qu’elles ne prennent pas l’eau s’ils devaient s’y abriter pendant leurs expéditions

Réparer des toiles de tente n’avait toutefois pas vraiment grand chose à voir avec de la couture classique. Mes premiers essais n’avaient pas été très fructueux, mais il m’avait seulement fallu un peu de recherches et quelques essais pour trouver comment m’y prendre. Pour ce faire, il me fallait les bons outils. Des outils que je n’utilisais pas tous les jours et qui étaient soigneusement rangés dans une boite, sur le dessus d’une armoire. Pas des plus accessibles, mais il fallait bien laisser de la place pour le matériel qui me servait tous les jours. J’avais donc approché une chaise de l’armoire en question et debout sur mon perchoir, je m’étais efforcée de récupérer la boite dont j’avais besoin, sans pour autant déplacer celles qui se trouvaient au dessus. Ma flemme eu malheureusement raison de moi car alors que j’essayais de maintenir l’équilibre précaire de mon bordel… et du mien. je basculais vers l’arrière, suivie dans ma chute par tout ce qui se trouvait sur le dessus du meuble et dans tout ce fracas, une boîte vint heurter ma tête, m’arrachant une flopée de jurons alors que je voyais des étoiles l’espace de quelques secondes.

Me redressant au milieu du contenu de mes boites étalées sur le sol, je portais une main à ma tête endolorie et me rendis compte que mon arcade s’était mise à saigner. « Super… » pestai-je, farfouillant à la recherche d’un morceau de tissus qui pourrait me permettre d’empêcher ma chambre de se transformer en scène de crime. Têtue, je n’étais pas allée à l’infirmerie aussitôt, mais j’avais dû finir par me faire une raison et c’est donc avec ma chute de tissus tâchée de sang toujours posée sur l’arcade que j’avais fait route vers le centre de soin de la Tanière. Les lieux étaient relativement déserts, à l’exception d’une grande rousse qui était si préoccupée par sa lecture qu’elle sembla d’abord à peine d’apercevoir que j’étais là, avant, finalement, de m’inviter à m’installer sans relever les yeux de sa page. « Eh bien,  » commençai-je, en allant me percher sur le lit le plus proche. « J’étais en train de me battre contre dix rodeurs quand l’un d’entre eux m’a frappée à la tête avec une batte de base-ball. Je crois que j’ai dû interrompre leur match. » Parce que c’était bien connu, les rôdeurs étaient très doués au base-ball. J’affichai un petit sourire, avant de retirer mon vieux torchon ensanglanté pour révéler la blessure à mon arcade. « Tu devrais voir la tête de l’autre gars, » ajoutai-je, réalisant parfaitement que rien chez moi, de mon gabarit à ma tenue clairement pas faite pour aller se battre contre qui que ce soit, ne servait à rendre crédible mon mensonge. Le but n’était pas franchement qu’on me croit. J’étais tombée bêtement, comme la miss catastrophe que je tendais à être quatre-vingt pourcents du temps. Rien d’exceptionnel.

Quiconque me connaissait savait que j’adorais raconter des histoires. Cette créativité débordante m’avait beaucoup aidée à l’adolescence. Entre l’enlèvement, l’arrestation de mon père, le procès qui s’en était suivi et ses années de prison, j’avais autant besoin de m’exprimer que de m’évader. Ecrire, sous toutes ses formes, était devenu une sorte de refuge. Journal, fiction, chanson et poésie, tout y était passé, avec les encouragements de ma psy qui voyait là un moyen plutôt sain de naviguer à travers ces divers traumatismes, déjà bien nombreux pour une si jeune vie que la mienne. C’était un peu moins sain quand cette créativité m’aidait à cacher mes tracas derrière diverses histoires fantasques, ou un humour parfois mal venu.

Pas de traumatisme à déclarer ce jour-là, toutefois. A part peut-être un traumatisme crânien ? J’en doutais mais qui étais-je pour en juger, je n’étais pas médecin. Pourquoi mentir ? Par honte ? Ce n’était pas vraiment un sentiment qui m’était familier. La raison était simple, réellement : raconter que j’avais interrompu une partie de baseball version rôdeur était bien plus drôle que ma maladresse. Imaginez, une troupe de zombie sur un diamant de baseball pour une version apocalyptique de la fameuse scène du match de baseball d’Edward Cullen et sa famille de vampires, le tout avec ma tête dans le rôle de la balle. « Je sais pas, si on lui met une perruque blonde… Je peux comprendre la confusion, » répliquai-je lorsque l’infirmière fit remarquer le manque de rassemblement et le genre de projectiles que l’on frappe avec une batte. Les rôdeurs n’étaient pas réputés pour avoir une très bonne vue, dans l’euphorie du match. L’erreur est… inhumaine, en l’occurrence.

Installée sur le lit, je laissais la rouquine passer ses gants et m’ausculter, délaissant mon torchon imbibé de sang. Évidemment, la crédibilité de mon histoire étant plus que bancale, elle me demanda des précisions sur l’objet qui m’avait blessée. Je comprenais la raison de son questionnement et comme dans le fond je n’avais rien à cacher, ça ne me posait pas vraiment de problèmes. « Maintenant que tu le dis, il se pourrait que la batte ait été en métal, oui. Et qu’elle ait eu la forme d’une boîte, remplie de matériel de couture, perchée sur le dessus d’une armoire, » dis-je, feignant de réfléchir, comme si le coup que j’avais reçu sur la caboche avait faussé mes souvenirs. « Mais je trouvais l’image d’un match de base-ball avec des rôdeurs plus drôle que moi, dans ma chambre, qui finit les quatre fers en l’air parce que je suis trop petite pour atteindre le merdier empilé sur le dessus de mon placard, » poursuivis-je avec un haussement d’épaules, clairement pas embarrassée par la véritable version de l’histoire. Quand on est atteinte de maladresse chronique, on apprend à ne plus être gêné de grand chose.

Ce qui vint ensuite me donna toutefois beaucoup moins envie de rire. Des points de suture, ce n’était déjà pas drôle… mais sans anesthésie ? Je n’avais jamais essayé, mais l’idée ne me paraissait pas très plaisante, que ce soit avec ou sans alcool. « Moi c’est Sasha, et en  temps normal je dirais bien enchantée mais…» répliquai-je, lorsqu’elle conclut sa tirade par des présentations. « En venant ici, j’avais plutôt en tête un coup de désinfectant, une petit pansement avec une licorne et une sucette, pas une séance de torture parce que… Bah, je suis pas masochiste. » Faut souffrir pour être belle, à ce qu’il paraît, mais éviter une infection et une vilaine cicatrice valait-il la peine de se faire torturer, juste histoire de garder mon joli visage de poupée ? Bon, oui. Oui, ça valait le coup. Mais quand même ! Je n’étais pas contre un peu de douleur quand le moment était opportun, mais n’exagérons pas non plus. « T’as pas d’autre solution ? Des strips ? Du scotch ? » Je soupirai. « Si j’ai pas le choix… va pour le froid. J’ai trop de boulot pour me permettre de finir complètement bourrée, même si je t’avoues que c’es très tentant. J’ai pas envie de  rentrer chez moi en rampant, ça serait pas glorieux.  » Ca serait un coup à me blesser à nouveau sur la route vers ma chambre, et de devoir faire demi-tour avant même d’avoir atteint ma destination. Une chaine sans fin qu’il vaudrait mieux éviter, si je ne voulais pas vider les ressources de l’infirmerie avant la fin de la journée.

Pour quelqu’un d’aussi petit, on aurait pu me croire bien plus adroite. Devoir grimper pour atteindre les étagères les plus haut placées, c’était un peu la routine, je devrais avoir l’habitude. Mais on n’obtient pas le titre de Miss Boulette en tenant correctement sur ses jambes. Si j’étais loin de complexer sur ma taille, force est d’avouer qu’elle n’était pas toujours un avantage. Quelques centimètres de plus et je n’aurais peut-être pas fini les quatre fers en l’air, ni avec la tête en sang, ni ruiné mon t-shirt, ni à l’infirmerie à raconter des âneries pour amuser la galerie. Heureusement que le ridicule n’avait jamais tué personne, sinon je ne donnais pas cher de mon espérance de vie. Bon, on ne va pas se mentir : peu importe comment aurait tourné ma journée sans ce gadin, j’aurais sûrement quand même trouvé le moyen de raconter des conneries à un moment ou à un autre - je n’avais jamais eu besoin de prendre des coups sur la tête pour ça. Bref, là n’était pas le problème.

Le problème, c’était cette histoire de points de suture sans anesthésie. A cette éventualité, tout ce que je voulais répondre c’était oui… mais non ? Je n’étais pas particulièrement douillette, et j’avais l’habitude de me planter des aiguilles dans les doigts, mais il ne fallait pas non plus exagérer. Ce n’était pas ça qui m’avait fait rectifier mon histoire. J’avais beau très bien jouer les idiots, je savais pertinemment que pour pouvoir faire les soins appropriés, Abby devait savoir ce qu’il s’était réellement passé, et il était clair que cette histoire de baseball zombie ne tenait pas debout. Par chance, je n’étais pas tombée sur un médecin rabat-joie, sinon mon histoire serait retombée comme un soufflé, mais Abby semblait plutôt réceptive à mes bêtises, et cela ne l’empêchait pas non plus de faire son travail. Mes cheveux, par contre, semblaient l’agacer, et après plusieurs tentatives infructueuses pour les contraindre à se tenir sagement à l’écart de mon visage. A tel point qu’elle proféra une menace que je ne pouvais pas tolérer.

Je pointai vers elle un index menaçant tout en fronçant les sourcils, ce qui eut pour effet de réveiller la douleur de la plaie à mon front. « Aouch ! » pestai-je avec une grimace contrariée. Je n’étais déjà pas bien impressionnante mais là, j’avais perdu toute crédibilité. « On touche pas les cheveux. La seule autorisée à s’en approcher avec des ciseaux, c’est moi, » l’averti-je. Je n’avais pas attendu la fin des haricots pour me charger moi-même de couper mes cheveux. Trop de passages ratés chez le coiffeur, j’avais fini par prendre les choses en main. Je n’avais pas d'élastique ni de barrette… mais j’avais des mains. Je rabatti donc ma frange vers l’arrière, laissant ainsi le champ libre à l’infirmière qui semblait avoir abandonné son idée folle de me faire des points de suture, et opté plutôt pour des strips. « C’est pas parce que c’est l’apocalypse qu’on doit tous être coiffés comme des as de pique, » ajoutai-je, feignant de la sermonner. Oui, je faisais encore attention à mon apparence. Et alors ?

Tenant mes cheveux vers l’arrière, je tâchais de me tenir tranquille pour qu’Abby puisse bosser tranquillement. Pas facile, pour moi qui avais la bougeotte, mais faut ce qu’il faut. Ce fut d’autant plus compliqué lorsqu’elle posa les strips, et je ne pus retenir une grimace de douleur, loin d‘être assez orgueilleuse pour essayer de faire bonne figure. Je commençais à regretter de ne pas avoir accepté sa proposition : un peu d’alcool pour noyer la douleur aurait été le bienvenu, mais je devais me rappeler que j’étais un poids plume. N’abusons pas des mauvaises choses, d’autant qu’elle n’en avait pas encore terminé avec moi. Les strips posés, je relâchais ma franche, et elle se chargea de nettoyer comme elle pouvait le sang qui tâchait mes cheveux, tout en affirmant que des mèches m’iraient à merveille. « Et risquer de casser mon image de blonde écervelée ? Jamais. » J’avais toujours été blonde et si, comme tout le monde, l’idée d’expérimenter m’avait déjà traversé l’esprit, je n’avais jamais sauté le pas. Moi et ma blondeur, c’était pour la vie.

Chassez le naturel et il revient au galop. A peine mes cheveux à peu près débarrassés du sang qui les marquait, Abby recommençait à me parler d’aiguilles. « Je vais finir par croire que t’as une obsession pour les aiguilles, » répliquai-je en me redressant pour m’asseoir au bord du lit, les jambes croisées en tailleur. « T’es médecin, en même temps. Ou infirmière ? L’un ou l’autre, je suppose qu’il vaut mieux ne pas avoir peur des piqûres. » Ca venait un peu avec le job. « Je pense qu’un vaccin, je peux gérer. Entre ça ou le tétanos, le choix est vite fait. Et puis, je passe ma vie à me piquer avec des aiguilles, je suis pas à ça près, » concédai-je avec un haussement d’épaules, avant de réaliser que mes paroles pouvaient porter à confusion. « Des aiguilles de couture, hein. Je préfère préciser. Manquerait plus qu’on me fasse une réputation de droguée, mon père ferait une crise cardiaque… » C’était un monde qu’il ne connaissait que trop bien et que j’avais toujours tenté d’éviter… avec plus ou moins de succès, même si pour ma part, je n’avais touché à ce genre de substances. « Désolée, je divague. » Ca arrivait régulièrement. « Je dirais bien que c’est les nerfs, mais ça serait un mensonge. Bref, j’me tais. » Heureusement que je n’étais pas tombée sur un vieux grincheux, on m’aurait sûrement déjà foutue dehors.

Derrière mes airs de blonde naïve qui ne réalise pas totalement que le monde se barre en cacahuète, et semble se préoccuper de choses totalement futiles pour d’autres - genre, ma coiffure - j’étais loin d’être aussi écervelée que je pouvais m’en donner l’air. Nous avions tous notre manière de faire face à la fin du monde. Certains s’armaient jusqu’aux dents, en bons survivalistes. D’autres trouvaient la sécurité auprès de groupes, comme la Tanière. Moi, je le faisais en essayant de garder un peu de normalité. En ne laissant pas l’apocalypse me changer totalement. En trouvant du plaisir dans tout ce que je pouvais, aussi futile cela puisse-t-il paraître. Abby ne semblait pas gober le stéréotype de la blonde écervelée, petite maline qu’elle était. Préférant laisser planer le doute - j’avais mes moments d’idiotie, comme n’importe qui d’autre - je me contentais donc de hausser légèrement les épaules, un air malicieux sur le visage.

Etonnament, Abby avoua ne pas être très à l’aise avec les aiguilles non plus, quand elle se trouvait à l’autre extrémité de la seringue. « Hum. Plus sadique que masochiste, donc, » commentai-je d’une voix tout ce qu’il y a de plus innocente, alors que l’infirmière réalisait une dernière inspection de son œuvre avant de se pencher sur la préparation de mon vaccin. Loin d’être aussi stressée que je ne l’avais été à l’idée de points de suture sans anesthésie - de la torture avec un costume de médecin - je la regardais faire, et l’écoutais m’expliquer que cette petite injection  n’était pas grand chose pour la guerrière que j’étais. je m'abstins de tout commentaire, la laissant tout préparer, moi y compris.

« C’est un des entraîneurs de combat. Soren. » expliquai-je, lorsqu’elle me questionna sur mon père. « On était en plein road trip quand la pluie est tombée, et on a atterri ici. » Je me gardais bien de rentrer dans davantage de détails. Je n’avais pas honte du passé de mon père. Il faisait partie de son histoire et par extension, de la mienne… mais c’était à lui de décider qui devait, ou non, découvrir son passé. « C’est pas la personne la plus approchable des environs… mais c’est mon vieux ronchon à moi. Et puis, je suis assez sociable pour deux. » Il avait de bonnes raisons pour ne pas être des plus sociables, après tout. Toutes ces années en prison, ça avait de quoi vous marquer. Le voir enfermé là-bas aussi…

Le vaccin effectué, Abby félicita ma bravoure et cette fois, je ne pu m’empêcher de lâcher un petit rire. « Tu sais Abby, » lançai-je, attendant qu’elle ait terminé et placé un sparadrap par dessus la compresse avant de descendre du lit, « je sais que je fais la taille d’une gamine de onze ans, mais je suis une grande fille. Mais si tu t’obstines à me parler comme ça, je vais te casser les pieds jusqu’à ce que tu arrives à me trouver une sucette. » Quitte à ce qu’on me prenne pour une gamine, autant en récolter les avantages.

J’étais loin de me douter qu’Abby connaissait intimement mon père et franchement… C’était sûrement mieux comme ça. Mon père et moi n’avions pas pour habitude de nous cacher des choses, même quand elles ne faisaient pas plaisir, mais il fallait savoir garder son jardin secret. Je n’imaginais donc pas une seconde la guerre interne qui se passait dans le cerveau de la rouquine tandis qu’elle s’occupait de mon vaccin. Pas une grimace, j’avais affronté cette épreuve comme une grande, ce que l’infirmière n’avait pas manqué de me faire remarquer, me donnant l’espace d’un instant l’impression d’avoir à nouveau huit ans. Je n’avais pas beaucoup grandi depuis, mais il ne fallait pas exagérer quand même…

Evidemment, j’avais sauté les deux pieds dedans, en profitant pour quémander une sucette qui, j’en étais certaine, n’existait pas. Et pourtant.

Après avoir placé un pansement sur le lieu de l’injection et avoir jeté à la poubelle ce qui ne pouvait pas être réutilisé, elle s’en alla attraper un bocal dont les paroi opaques dissimulaient le contenu… pour en sortir deux sucettes. Mes yeux s’ouvrirent rond comme des soucoupes alors qu’elle me demandait quel parfum je préférais. « Ok, ne le dis pas à mon père, mais t’es ma nouvelle personne préférée, » déclarai-je en me saisissant de la sucette à la cerise. Quiconque me connaissait savait que le meilleur moyen de me mettre dans leur poche était via mon estomac.

Je ne perdis pas de temps pour l’ouvrir et contrairement à l’épisode du vaccin, cette fois, j’avais vraiment l’air d’une gamine. Je n’en avais que faire. Ce genre de sucrerie était devenue une denrée rarissime, et trouver de quoi satisfaire les besoins des survivants en bonbons et autres cochonneries n’était étonnamment pas une priorité pour les gens en charge du camp. Le papier enlevé, je glissai la sucette dans ma bouche, laissant le sucre fondre sur ma langue tout en remontant ma frange pour laisser Abby placer un pansement sur la plaie à mon front. « T’inquiète, je pense que je vais survivre. J’ai plutôt intérêt de toute façon, parce que j’ai vu boulot par-dessus la tête. Les explorateurs ont besoin de leurs tentes et j’ai déjà perdu un temps fou ! Toi tu recouds des gens, moi je recouds des tentes. Chacun son truc. » Mon job était peut être un peu moins important que de sauver des vies, mais envoyer les explorateurs dehors avec des tentes qui fuient n’était pas l’idée du siècle, il allait vraiment falloir que j’arrive à terminer mon boulot.

Comme on dit, il faut de tout pour faire un monde - même pour survivre à la fin du monde. Je n’étais pas douée avec une arme, ni un scalpel. Je ne savais pas nourrir tout un camp, ou gérer une équipe d’explorateurs, et encore moins comprendre le fonctionnement d’une machine destinée à purifier l’eau contaminée afin de permettre à tous de s’hydrater ou de se laver. Mais je savais coudre, je faisais même ça plutôt bien, et apocalypse ou pas les gens avaient toujours besoin de s’habiller, de se protéger des éléments… Alors j’avais trouvé ma petite manière à moi de me rendre utile. Au final, ça ne me changeait pas énormément de ma vie d’avant, si ce n’est que le tissus était bien plus facile à trouver avant que la pluie ne s’en mêle. Je pouvais m’organiser comme je voulais, bosser quand je le souhaitais, et si j’avais quelques deadlines à respecter, comme pour ces fichues tentes qui attendaient dans ma chambre qu’on ait fini de me rafistoler, je n’avais personne sur le dos pour m’aboyer des ordres. Ça m'allait très bien comme ça. C’était une manière comme une autre d’apporter ma pierre à l’édifice, histoire qu’on ne me foute pas dehors parce que je ne servais à rien. Ce n’est pas parce que je n’avais plus de factures à payer à proprement parler que je pouvais me contenter de jouer les idiotes. J’avais seulement trouvé un moyen de me rendre utile, autant que de me faire plaisir.

« Je pense pas que tout le monde le voit comme ça, mais ça m’est égal. Si je peux aider à rafistoler des trucs utiles, et me faire plaisir à côté, c’est un bon compromis. On ne peut pas penser qu’à la survie cent pourcent du temps, c’est le meilleur moyen de perdre la boule. » J’avais toujours été quelqu’un de créatif et même maintenant que le monde ne tenait plus debout, créer était ma manière de m’exprimer, que ce soit au travers des vêtements que je fabriquais, de la musique, ou de ces petites histoires que je m’amusais à laisser un peu partout sur le camp. Peu m’importait de passer pour la petite blonde superficielle et pas bonne à grand-chose, si ce n’est raconter des conneries et se dandiner à la Tanière. La mort dominait tellement le monde depuis la chute de la station et cette foutue pluie, il fallait bien que quelques personnes se chargent d’y ramener un peu de vie. A quoi bon, sinon ?

Abby semblait en tout cas intéressée par mes talents, et pour autre chose que de rafistoler des toiles de tente - et franchement, ça faisait plaisir. Parce que me rendre utile, c’était bien, mais ce n’est pas pour cette raison que j’avais un jour décidé d’apprendre à coudre. Certes, c’était pratique de pouvoir réparer un vêtement abîmé plutôt que de le jeter à la poubelle, mais créer des vêtements de toute pièces, c’est ça qui me plaisait. Du croquis au choix des tissus, rendre concret quelque chose qui n’existait que dans mon imagination… C’était ça qui me plaisait, alors évidemment, je comptais bien sauter sur l’occasion. « Evidemment ! » m’exclamai-je donc lorsqu’Abby me demanda si je faisais des vêtements. « Tu penses bien qu’avant tout ce merdier, ma spécialité ce n’était pas de réparer du matériel de camping !  »

Étonnement, la demande n’était pas aussi présente avant qu’aujourd’hui. Quand les gens cassaient le matériel, ils avaient plutôt tendance à en racheter qu’à essayer de le faire réparer. De nos jours, nous n’avions plus d’autre choix. C’était un peu dommage, d’ailleurs, qu’on ait dû attendre la fin du monde pour que les gens apprennent à limiter la surconsommation mais mieux vaut tard que jamais, je suppose ? « une veste en jeans, ça peut se faire oui. Quand tu seras libre tu pourras passer voir ce que j’ai en stock, je suis sûre qu’on trouvera ce qu’il faut au milieu de mon bordel. Il me faudra tes mesures aussi, et puis si t’as des idées, des envies… » Un vrai projet, c’était plus motivant que de fabriquer des t-shirts et des pantalons quelconques à la chaîne. Il fallait bien habiller les gens, mais tout le monde ne recherchait pas la fantaisie. Abby avait l’air d’être quelqu’un d’assez haut en couleur, alors il y aurait peut être moyen de s’amuser un peu. « Tu m’as rafistolée, c’est déjà pas mal comme paiement, surtout que c’est voué à arriver à nouveau… Mais sinon, j’accepte tout ce qui est comestible. Points bonus pour le sucré. » j’appuyais mon propos en sortant la sucette de ma bouche - un premier acompte, pour mes services ? Les bonbons, les gâteaux… comme je le disais souvent, la clé de mon cœur passait par mon estomac. « Mais franchement, rien que de bosser sur autre chose que des toiles de tente, c’est déjà génial. Les gens manquent de fantaisie de nos jours, j’ai rarement de quoi m’amuser, » ajoutai-je en remettant ma sucette dans ma bouche, avant de descendre du lit sur lequel j’étais perchée.

C’est ce moment que choisi une maman à l’air inquiète, escortant un gamin en larmes, pour faire son entrée. Le pauvre petit se tenait le bras, visiblement endoloris. « Chambre 2, » indiquai-je à Abby. « Viens quand tu veux, mais prévois un casque, juste au cas où des zombies joueraient encore au base-ball, on ne sait jamais. » La maman du petit garçon trouve quand même le moyen de me lancer un regard interloqué alors que je passais près d’eux. « Et merci, » conclu-je avant de passer la porte, agitant ma sucette, comme si j’étais venue pour ça et non pour me faire rafistoler la caboche. Des bobos, j’en avais vu d’autres mais des sucreries, dans un monde pareil ? Ca avait plus de valeurs que des pierres précieuses. Bon, ça dépend sûrement d’à qui vous posez la question…